Quelles sont selon vous les grandes tendances du marché des fonds de private equity en 2024 ?
Nous sortons d’une année 2023 difficile pour la levée de fonds, marquée par le contexte géopolitique actuel, mais aussi par la hausse des taux d’intérêt qui a fortement impacté la valorisation des entreprises.
Cela a poussé beaucoup d’acteurs du private equity (PE) à décaler un certain nombre d’acquisitions et de reventes du fait du coût du crédit plus élevé et de la baisse des valorisations, sans que les acheteurs et les vendeurs n’arrivent à se mettre d’accord sur un prix.
Selon certaines données, l’activité transactionnelle a même été la plus basse de ces 10 dernières années (source Bain & Co).
Ce ralentissement de l’activité transactionnelle a aussi eu pour effet un ralentissement de l’écosystème des fonds dans sa globalité ; un tel ralentissement impliquant en effet une diminution des distributions aux investisseurs, et par conséquent une baisse du cash-flow disponible pour réinjection dans de nouveaux fonds par les investisseurs, entrainant ainsi une baisse de la levée de fonds.
Par ailleurs, le non-déploiement des fonds levés faute de transactions a amené le marché à atteindre des sommets en termes de « dry powder » avec environ 2,6 trillion de dollars d’apports en attente d’être investis par les fonds à fin 2023 (source S&P Global Intelligence).
Quelles en sont les conséquences pour les acteurs de ce marché ?
Selon certaines estimations, plus de 4.000 fonds de private equity seraient actuellement actifs sur le marché et plus de 40% des montants levés au cours du 3è trimestre de l’année 2023, l’ont été par les 15 plus gros fonds.
De nombreux acteurs de tailles plus modestes ou spécialisés peinent quant à eux à atteindre leurs objectifs dans ce marché aujourd’hui extrêmement compétitif.
Par ailleurs, les fonds nouvellement levés aujourd’hui ne sont plus forcément d’une taille plus importante que leurs prédécesseurs lors du lancement d’un nouveau « vintage » par un gérant. Ceci était pourtant fréquent quand la dynamique de marché était positive.
Du fait de cet environnement, les investisseurs ont donc un plus fort pouvoir de négociation. Ce qui pousse d’ailleurs certains gérants à revoir certains termes dans leur documentation de fonds et à offrir des rabais sur leurs commissions et des opportunités de co-investissement aux investisseurs.
Ces co-investissements sont particulièrement attractifs car le plus souvent aucune commission de gestion ni aucun « carried interest » ne sont dus.
Dans ce contexte, comment ces gérants comptent-ils rebondir ?
Nous observons qu’il devient de plus en plus difficile pour les gérants d’attirer actuellement de nouveaux investisseurs. En effet, dans le contexte morose actuel, les investisseurs tendent à se concentrer sur les gérants de fonds avec lesquels ils ont des relations préétablies, et qui ont délivré de la performance dans le passé. Ces investisseurs se risquent donc moins à investir avec des gérants qui n’ont pas cet historique.
De leur côté, les gérants de fonds spécialisés sur une ou deux classes d’actifs sont également à la peine, et certainement plus que leurs homologues plus généralistes.
Par ailleurs les conditions de marché sont plus difficiles pour le private equity et l’immobilier que pour l’infrastructure et la dette privée, deux classes d’actifs qui s’accommodent mieux du contexte inflationniste.
Les investisseurs ont été assez souples jusqu'à présent mais nous anticipons une pression accrue sur les gérants pour revenir à un rythme transactionnel «normal» afin de débloquer les distributions.
Dans ce cadre, nous anticipons des rapprochements entre acteurs voire une consolidation du marché. Concrètement, nous pensons que certains gérants essaieront d’en acquérir d’autres ou bien de contracter des arrangements stratégiques avec d’autres gérants ; et ce, pour mutualiser leurs relations avec leurs pools d’investisseurs ou pour se diversifier vers d’autres classes d’actifs et/ou d’autres zones géographiques.
Les gérants tendent également à se tourner vers une clientèle privée via les banques privées et autres intermédiaires afin d’étendre leurs bases d’investisseurs au-delà du segment institutionnel, c’est la fameuse tendance à la « démocratisation », terme cependant contestable car l’accent est surtout mis sur les investisseurs privés disposant d’un fort patrimoine.
Enfin, pour faire face au besoin de liquidité les gérants mettent en place des solutions innovantes avec notamment, des transactions secondaires menées par les gérants à travers des fonds de continuation. Ces fonds permettent de détenir plus longtemps certains actifs à potentiel et d’attendre de meilleures conditions de marché pour leur revente. Une autre tendance lourde est le recours à des financements bancaires gagés sur l’actif net en portefeuille (« NAV financing ») afin de mettre à disposition de l’argent frais pour financer des investissement complémentaires (« follow-on ») sur les actifs existants mais également des distributions aux investisseurs.
Quel est l’impact de ce contexte pour les sociétés même qui font appel aux investisseurs en private equity ?
Celles-ci se retrouvent donc avec des fonds dans leur capital pour plus longtemps que ce qu’elles avaient anticipé. Dans une stratégie classique de prise de participation majoritaire (« buy-out »), l’horizon d’investissement est classiquement de 4 à 5 ans, avec à la clé une sortie sous forme de revente à un autre fonds ou un acteur industriel et/ou parfois d’une cotation en bourse (« IPO »).
Avec ce ralentissement des transactions et un marché un peu grippé, les sociétés se retrouvent avec des fonds comme partenaires sur des périodes allongées.
Quel est donc le retour sur investissement pour ces investisseurs en PE, quand le risque de défaut des sociétés dans lesquelles ils investissent est lui aussi élevé ?
Parmi les quatre grandes classes d’actifs du segment alternatif, le private equity est historiquement celle qui propose les rendements les plus élevés, environ de 15 à 18%. Le risque est certes plus grand, mais la stratégie offre le retour le plus élevé.
En période de taux d’intérêts élevés, le risque de défaut des sociétés en portefeuille est également plus élevé, d’autant plus que les acquisitions réalisées par les fonds de private equity sont elles aussi très fortement financées par de la dette (« LBO »).
Or le but est de rembourser cette dette avec du cash-flow. Ce coût renchéri de la dette a un impact sur les marges, et donc sur la valorisation de l’entreprise.
En 2023, la performance du private equity a donc été plus basse par rapport aux années précédentes, et le profil de risque s’est donc accru.
Aussi, comment vous voyez-vous la suite ?
L‘industrie du private equity s’est montrée particulièrement résiliente face à ces remous sans précédents. Les gérants de fonds ont su développer des solutions innovantes pour faire face aux besoins de liquidité.
Les investisseurs ont été assez souples jusqu’à présent mais nous anticipons une pression accrue sur les gérants pour revenir à un rythme transactionnel « normal » afin de débloquer les distributions.
Ceci implique que les acheteurs et vendeurs finissent par s’entendre sur les prix. Des premiers signes encourageants tendent à montrer que les vendeurs commencent à accepter une certaine décote et un regain d’activité transactionnelle a pu être observé au premier trimestre 2024.
Les acteurs commencent à parier sur une baisse progressive des taux d’intérêt au courant du second semestre. Certaines données indiquent que le volume d’acquisitions au premier trimestre a augmenté de 60% en Europe par rapport à la même période l’an dernier (source Financial Times).
Si l’activité transactionnelle reprend, le marché de la levée de fonds devrait également progressivement se détendre, même si on s’attend à une progression lente et par paliers progressifs.
Cet article a été publié pour la première fois par Forbes LU.