Alors que nous entrons dans l'ère ESG qui va imposer des rénovations profondes des bâtiments, cet arrêt fait vaciller le régime belge et pourrait être une source d’inquiétude le secteur immobilier belge. Pour en savoir plus, cliquez ici.

Droit à déduction et biens d’investissement

Les règles européennes en matière de TVA (contenues dans la directive 2006/112/CE du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée – la Directive TVA) tendent à ce que la TVA soit « neutre » pour les assujettis. Ce principe de neutralité s’exprime notamment à travers la reconnaissance d’un droit à déduction de la TVA dans le chef de tout assujetti qui effectue des opérations soumises à la TVA.

Ce droit à déduction autorise les assujettis à déduire la TVA grevant les biens et les services qu’ils utilisent (opérations à l’entrée) pour réaliser des opérations (à la sortie) soumises à la TVA. La différence positive entre la TVA déterminée à l’entrée et la TVA déterminée à la sortie est reversée au Trésor.

Le droit à déduction s’exerce non seulement sur les marchandises et services courants (p. ex. les fournitures d’énergie, les services de consultance de cabinet d’avocat), mais aussi aux biens qui sont durablement utilisés pour l'activité économique de l’assujetti et dont le coût d’acquisition est amorti sur au cours de plusieurs exercices. C’est ce que l'on appelle les biens d'investissement visés par les articles 187 et 189 de la Directive TVA.

L’article 190 de la Directive TVA autorise aussi les Etats Membres à considérer les services « qui présentent des caractéristiques similaires à celles normalement associées à des biens d'investissement » comme de tels biens.

L’Etat belge a fait usage de cette faculté pour, par exemple, estimer que des travaux immobiliers constituaient de tels biens d’investissement dans le chef de l’assujetti à qui ils sont facturés.

Qu’est-ce qu’une révision de la TVA ?

La TVA grevant l’acquisition des biens d’investissement est immédiatement et intégralement déductible. Or, quand on sait que le droit à déduction a notamment été instauré pour alléger la pression fiscale sur l’acquisition des biens d’investissement, on comprend que la Directive TVA suive avec attention l’utilisation de tels biens.

Pour ce faire, elle a instauré le mécanisme de révision de la TVA qui vise, dans certaines situations spécifiques, à corriger le droit à déduction afin d’éviter les inexactitudes dans le calcul des déductions de la TVA grevant les biens d’investissement et des (dés)avantages injustifiés.

Une des situations implique que, dans les grandes lignes, ce mécanisme impose à l’assujetti de rembourser à l’Etat, sur la base d’un prorata, la TVA initialement déduite sur un bien d’investissement qu’il n’affecterait, endéans un certain délai, plus à la réalisation d’une activité soumise à la TVA.

Biens d’investissement et biens d’investissement immobiliers

Le délai endéans lequel l’assujetti est tenu d’effectuer une révision est qualifiée de « période de révision » laquelle varie en fonction de la nature du bien d’investissement :

  • S’il s’agit d’un bien d’investissement, la période de révision est de 5 ans
  • S’il s’agit d’un bien d’investissement immobilier, la Directive TVA autorise les Etats membres à appliquer une période de révision pouvant aller jusqu’à 20 ans. Cette période plus étendue est justifiée par la durée de vie économique particulièrement longue des biens d’investissements immobiliers.

La Belgique a limité cette période à 15 ans L’arrêté royal TVA n° 3 précise que cette période prolongée concerne la TVA ayant grevé :

      • L’érection d'un bâtiment ;
      • L'acquisition de bâtiment (et du sol y attenant) ;
      • L'acquisition d'un droit réel sur un bâtiment (et le sol y attenant).
  • S’il s’agit d’un bâtiment affecté à une location optionnelle entre deux entreprises (une location B2B sur base de l’article 44, §3, 2°, d) du Code de la TVA), le délai est porté à 25 ans pour la TVA ayant grevé les opérations susmentionnées (en contravention avec la Directive TVA).

Dans la mesure où le bien d’investissement qui a fait l’objet d’une déduction TVA n’est plus affecté à l’activité économique du contribuable au cours des délais précités, une révision de TVA s’impose, au prorata des années restantes dans le délai de révision.

Pour en savoir plus

Comment s’applique la révision d’un bien d’investissement immobilier ?

Prenons l’exemple d’une entreprise de promotion immobilière ayant achevé la construction en 2020 de son siège social pour 6.050.000 EUR TVAC (soit 5.000.000 EUR HTVA et 1.050.000 EUR TVA). En 2020, elle déduit l’intégralité de la TVA, à savoir 1.050.000 EUR. Les travaux immobiliers de construction du siège social qualifiant de biens d’investissement immobiliers, la TVA est sujette à la période de révision de 15 ans.

En 2024, soit 4 ans plus tard, la société est forcée de vendre son siège social en raison d’une restructuration de ses activités. Le bâtiment n’étant plus neuf, la vente est soumise aux droits d’enregistrement ce qui implique que les travaux immobiliers (assimilés à des biens) sont donc affectés à une activité qui n’est pas soumise à la TVA (ici, une vente).

Par conséquent, l’entreprise est tenue de reverser au Trésor 11/15e de 1.050.000 EUR, soit 770.000 EUR.

Travaux de rénovation : la position belge actuelle

Les travaux de rénovation d’un bâtiment ne sont pas visés par l’Arrêté Royal TVA n° 3 qui ne n’évoque que les travaux de construction d’un bâtiment.

L’administration fiscale estime néanmoins que des travaux de rénovation peuvent être d’une telle ampleur qu’ils ont pour effet de rendre le bâtiment neuf, comme s’il avait été (re)construit. Dans un tel cas, ils sont constitutifs d’un bien d’investissement immobilier.

Dans une certaine logique, l’administration fiscale applique les critères administratifs belges en matière de transformation d’immeuble (voy. sur la question l’arrêt du 9 mars 2023 de la CJUE Promo 54 c/ Etat belge) afin de déterminer à quelle catégorie de biens d’investissement ressortent des travaux de rénovation :

  • La durée de 15 ans s’applique aux travaux de transformation, soit des travaux :
    • qui sont d’une telle importance que le bâtiment a subi une modification radicale dans ses éléments essentiels (dans sa nature, sa structure et, le cas échéant, sa destination) ; ou
    • atteignant un coût HTVA d’au moins 60% de la valeur vénale du bâtiment (hors valeur de terrain) après travaux.
  • La durée de 5 ans s’applique aux travaux immobiliers dans tous les autres cas.

Il est évident que pour les assujettis, la période de révision de 5 ans est en principe plus favorable que la période de 15 ans en termes d’obligation de révision.

Cependant, suite à l’arrêt de la Cour de justice dans l’affaire Drebers, ce raisonnement appelle à être sensiblement réévalué.

Affaire Drebers : les faits

Les faits à l'origine de cet arrêt sont quelque peu particuliers. Typiquement, une révision de la TVA est généralement opérée parce que le bien d'investissement pour lequel la TVA a été déduite n’est plus affecté à l'activité, de sorte que la TVA doit être remboursée.

Or, dans cette affaire, ce principe est inversé : en raison d'un changement de législation, le contribuable a obtenu le droit de déduire la TVA sur des biens d’investissement pour lesquels il n’avait initialement pas le droit de déduire la TVA.

En effet, jusqu'en 2014, les avocats n'étaient pas soumis à la TVA, mais depuis le 1er janvier 2014, l'exonération de la TVA pour l'exercice de la profession d'avocat a été supprimée. Depuis lors, l'avocat en question est donc enregistré comme redevable de la TVA.

Concrètement, l'affaire concernait un avocat propriétaire d'un bâtiment (qu'il utilisait également en partie à des fins privées) qui avait fait l'objet d'une rénovation complète entre 2007 et 2015. Après la rénovation, le bien immobilier se composait d'un bâtiment principal et d'un bâtiment intermédiaire rénovés, ainsi que d'un sous-sol nouvellement construit, d'une annexe vitrée et d'une cage d'ascenseur. Les différents espaces étaient reliés par des couloirs au rez-de-chaussée et au premier étage, et il était également possible d'accéder à tous les étages du bâtiment principal et du bâtiment intermédiaire par un ascenseur.

Un seul "revenu cadastral" a été attribué à l'ensemble de l'immeuble, qui s'élevait à 2.456 EUR avant le début des travaux et, après ceux-ci, à 3.850 EUR. L'immeuble ainsi transformé était à 40 % à usage privé et à 60 % à usage professionnel.

Le coût total des travaux s'est élevé à un peu moins de 2.000.000 EUR.

La suppression de l'exonération prévoyait aussi expressément que la TVA perçue sur les investissements réalisés avant la suppression pouvait encore être déduite, dans la mesure où la période de régularisation n'avait pas encore expiré.

L'avocat a estimé que les travaux de rénovation qualifiaient de biens d’investissement immobiliers soumis à la période de révision de 15 ans, ce qui lui a permis de prétendre à récupérer 8/15e de la TVA grevant les travaux de rénovation.

A la suite d’un contrôle fiscal, l'administration fiscale belge a  estimé, sans surprise, que les travaux de rénovation n’étaient soumis qu’à une période de révision de 5 ans au motif que ces travaux n’ont pas entrainé la transformation du bâtiment.

Le litige a finalement été porté devant la CJEU qui a rendu une décision très intéressante quant à la période applicable.  

Pour en savoir plus

L’affaire est arrivée devant la Cour d’appel de Gand à la suite d’un jugement du Tribunal de première instance de mars 2022 qui avait estimé que les travaux de rénovation étaient soumis à la période de révision de 15 ans.

En degré d’appel, la Cour d’appel de Gand constate que l’administration fiscale estime que le délai prolongé de 15 ans en matière de biens d’investissement immobiliers ne s’applique que si les travaux immobiliers constituent une  « transformation » entrainant création d’un bâtiment neuf sous l’angle de la TVA. A l’inverse, la période de 15 ans ne serait pas applicable à des travaux immobiliers qui ne qualifient pas de transformation même si, compte tenu de leur nature et de leur importance, ces travaux confèrent à l’immeuble sur lequel ils ont été effectués une durée de vie économique aussi longue que celle de bâtiments neufs.

Cette distinction a amené la Cour d’appel à interroger la CJUE sur la compatibilité avec la Directive TVA avec le régime belge sur base des éléments suivants :

  • Premièrement, le régime belge serait trop strict par rapport à la Directive TVA. D’une part, il ne ferait relever de la notion de « biens d’investissement immobiliers » que les travaux impliquant la construction d’un bâtiment alors que les articles 187 et 189 de la Directive TVA ne fait pas cette distinction. D’autre part, ces dispositions ne font aucunement référence à la notion de « transformation » qui est uniquement applicable en matière de livraison de biens.
  • Deuxièmement, le principe de neutralité impliquerait que lorsque des travaux de rénovation confèrent au bâtiment une durée d’utilisation économique aussi longue que celle de nouveaux bâtiments, ils seraient comparables à de nouveaux bâtiments. Dans ce cadre, la notion de « biens d’investissement immobiliers » doit s’appliquer à tous les biens dont la durée de vie économique est considérablement plus longue que la période normale de régularisation de 5 ans

Dans un souci d'exhaustivité, la Cour d'appel de Gand a également demandé si les articles pertinents de la Directive TVA avaient un effet direct, de sorte que le contribuable pouvait s'en prévaloir pour une régularisation de la TVA non prévue par la loi belge. Sans ignorer l'importance de cette question, nous nous limitons ici à la conclusion de la CJUE selon laquelle ces dispositions sont en effet suffisamment claires et précises pour avoir un effet direct.

La CJUE a rendu un arrêt riche en enseignement en matière de révision de bien d’investissement et de bien d’investissement immobilier. Elle précise que :

  • L’objectif des révisions est d’accroitre la précision des déductions et d’assurer la neutralité entre les assujettis, qui n’est qu’une expression du principe d’égalité de traitement ;
  • A cette fin, la Directive TVA prévoit un régime particulier pour les biens d’investissement soumis à une période de révision de 5 ans compte tenu de leur durée de vie économique plus longue que des biens et services ordinaires ;
  • Cette période de révision peut aller jusqu’à 20 ans pour les biens d’investissement immobiliers compte tenu de leur durée de vie économique encore plus longue ;
  • Les travaux immobiliers de rénovation en cause constituent en principe des services qui ne constituent pas per se des biens d’investissement. Ce n’est que parce que l’Etat belge a assimilé de tels services à des biens d’investissement en vertu de l’article 190 de la Directive TVA que le régime des révisions est applicable ;
  • Dans ce contexte, la CJUE confirme que l’article 190 de la Directive TVA autorise les Etats Membres à assimiler des services, comme des travaux immobiliers, aussi bien à des biens d’investissement qu’à des biens d’investissement immobiliers ;
  • En usant de cette faculté, les Etats Membres ne peuvent faire abstraction ni :
  1. De la finalité de cette faculté
    « Les États membres ne sauraient faire abstraction, lors de la mise en œuvre de cette disposition, de la durée de vie économique des effets des services devant être assimilés à des biens d’investissement, étant donné que, pour les raisons évoquées au point 67 du présent arrêt, la similitude des caractéristiques des services et des biens concernés aux fins du mécanisme de régularisation des déductions dépend notamment de cette durée de vie économique. Le service en question peut en effet, sous l’angle de la durée de vie économique de ses effets, s’avérer plus proche d’un bien d’investissement immobilier que d’un bien d’investissement autre qu’immobilier ».
  2. Du principe de neutralité
    « (…) en mettant en œuvre l’article 190 de la Directive TVA, les États membres doivent s’assurer de ne pas traiter différemment, aux fins de la TVA, un assujetti qui a bénéficié de certains services par rapport à un autre assujetti qui, engagé dans la même activité économique, a acheté des biens dont les caractéristiques économiques sont essentiellement équivalentes à celles de ces services »

L'arrêt de la CJUE : conclusions

La Cour conclut en précisant que :

  • En l’occurrence, les travaux de rénovation réalisés par l’assujetti sont nettement plus similaires à des biens d’investissement immobiliers qu’à des biens d’investissement autre qu’immobiliers.
  • Il est sans pertinence de savoir si les travaux immobiliers constituent une transformation au sens des livraisons de biens (c’est pourtant le critère belge applicable en matière de rénovation).
  • La Directive TVA s’oppose à une réglementation nationale relative à la régularisation des déductions de la TVA en vertu de laquelle la période de régularisation prolongée fixée pour les biens d’investissement immobiliers n’est pas applicable à des travaux immobiliers, soumis à la TVA en tant que prestations de services au sens de ladite Directive, qui impliquent un agrandissement important et/ou une rénovation en profondeur de l’immeuble sur lequel ces travaux portent et dont les effets ont une durée de vie économique qui correspond à celle d’un nouveau bâtiment.

Conséquences

Cet arrêt est assurément une victoire pour l'avocat assujetti à la TVA concerné : sa régularisation TVA "positive" peut donc remonter jusqu'à 15 ans en arrière. Les travaux entamés en 2007 pouvaient encore faire l'objet d'une régularisation en 2014, à hauteur de 8/15e.

Pour le secteur immobilier dans son entièreté, elle aura potentiellement un goût amer.

En effet, si les critères administratifs belges actuels ont été fixés dans le cadre des ventes d’immeubles et s’avèrent parfois délicats à appliquer en pratique, l’administration fiscale belge faisait preuve de cohérence, d’uniformité et de prévisibilité en les appliquant également aux travaux de rénovation dans le cadre des révisions de TVA.

Avec cet arrêt, il y a donc une zone grise puisqu’il n’est pas nécessaire (voire tout simplement non pertinent) que les travaux immobiliers équivalent à une transformation pour être qualifiés de biens d’investissement immobiliers soumis à la période de révision de 15 ans : il faut, mais il suffit, qu’ils impliquent (i) un agrandissement important et/ou une rénovation en profondeur de l’immeuble sur lequel ils portent et (ii) dont les effets ont une durée de vie économique qui correspond à celle d’un nouveau bâtiment.

Reste à voir comment le législateur belge implémentera cette décision qui, si elle n’est pas incohérente sur le plan du droit, est une source potentielle de difficulté d’interprétation. En tout état de cause, il est à craindre qu’avec cet arrêt, les travaux de rénovation risquent, en Belgique, de tomber plus rapidement dans la période de révision de 15 ans qu’actuellement.

Type de travaux Critères belges Arrêt Drebers
Construction Bien d’investissement immobilier (15 ans)   Service équivalent à un bien d’investissement immobilier (15 ans)  
Rénovation Bien d’investissement (5 ans)  

Service équivalent à un bien d’investissement immobilier (15 ans) si :

  1. agrandissement important et/ou rénovation en profondeur de l’immeuble sur lequel ils portent
  2. dont les effets ont une durée de vie économique qui correspond à celle d’un nouveau bâtiment
A défaut, ils constituent le cas échéant des biens d’investissement (5 ans).  
Transformation « TVA »   Bien d’investissement immobilier (15 ans)   Pas pertinent